I.
Mattéo M., 37 ans, est plutôt fier de sa gestion du confinement. Évidemment ça aura été dur ! Très dur même, surtout au début. C’est vrai, reconnaissez-le, au début on ne savait vraiment pas où on allait ! Il y avait de quoi paniquer.
Mais au fond, c’est ce que, lui, attendait depuis longtemps : pouvoir ralentir !
Prendre le temps de s’asseoir et de se pencher sur les devoirs des enfants, prendre le temps de cuisiner du pain, et aussi de faire du yoga…
Le télétravail ? Aucun problème ! II a viré tout ce qui pouvait le distraire de ses 9 m2 de bureau. La connexion a toujours été bonne. Et puis… les réunions en visio… ça reste des réunions.
Ça aura été dur, mais il a réussi ! Et si lui a réussi, beaucoup, beaucoup d’autres le peuvent aussi. C’est sur cette certitude que la vie d’après – sa vie d’après – doit commencer. C’est ce choc psychologique, et économique, qui nous signale sans ambiguïtés, et sans plus aucun doute possible, qu’il est temps de changer de vie.
Il faut (re)prendre le temps de s’intéresser aux autres, en premier à ses propres enfants. Il faut se souvenir qu’on peut vivre plus simplement, juste avec l’essentiel ; on a bien vu que c’était possible. Et surtout, il faut soutenir la relocalisation de notre alimentation !
Il faut soutenir nos paysans. Ils sont les garants de notre santé, … juste après le personnel de santé.
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Il n’est pas très difficile, à notre époque, de trouver un producteur local. Les plateformes en ligne sont de plus en plus nombreuses. Et c’est tant mieux ! Mais Mattéo tient à soutenir une action originale ; une vraie innovation sociale ; un pas marquant vers la transition écologique et solidaire dont il pourra être fier.
II.
Yves P., 28 ans, a toujours voulu vivre en marge de cette société de consommation individualiste et polluante. Il s’était promis qu’il réussirait sa vie en partant de rien. Wwoofing et sac-à-dos : une aventure humaine qui vaut toutes les écoles de la terre…
Ne croyez pas, à son air nonchalant, qu’il est un flemmard et un tire-au-flanc. Quand il s’agit de bosser, il n’est jamais à la traîne, bien au contraire : il y en a peu qui sont capables de suivre son rythme.
Elle est comme ça, la jeunesse aujourd’hui ! Elle sait profiter de la vie, et elle sait la construire elle-même ! On n’est pas riche d’argent, mais on sait vivre ! On n’est pas des moutons qui suivent aveuglément des décideurs qui ne pensent finalement qu’à leurs intérêts et à ceux des capitalistes financiers.
Grâce à son engagement physique, et quelques missions en intérim, Yves a pu financer lui-même la plus grande partie de son stage certifiant en permaculture. 72 heures de cours programmées, dans une ferme qui est la référence en matière de formation.
Ce certificat permet notamment de donner, à son tour, les cours de permaculture – une activité vitale pour les pionniers de la nouvelle paysannerie : ceux qui savent qu’une autre façon de produire est possible.
Car rien ne nous est épargné. Parce que nous ne rentrons pas dans les rangs, nous devons nous battre plus que les autres – les pollueurs et les profiteurs – pour obtenir le droit de nous installer, alors que notre mode de vie est plus durable, respectueux de l’environnement et promoteur de santé.
Il aura fallu une crise sanitaire pour que le monde s’en rende compte…
Le temps est venu de mettre encore plus le paquet sur la com. Il y a là, dehors, ou plus exactement bientôt dehors, un tas de nouveaux clients qu’il faut satisfaire, et fidéliser, avant qu’un autre ne le fasse.
L‘équilibre financier de la microferme en permaculture… Des années d’efforts pour s’en sortir, pour construire un modèle meilleur, plus résilient, plus productif, et sans aucun produit de synthèse, enfin récompensées ?
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Nul doute, les deux acteurs du changement étaient faits pour se rencontrer. Ironie du sort, c’est le confinement qui aura créé le lien.
Il faut s’attendre, dans un proche avenir, à une forte augmentation de ce genre de reconnexions. C’est le fondement de la nouvelle société : plus solidaire et porteuse de sens. C’est le fondement du monde d’après !
III.
Le premier panier ne pouvait pas être très fourni. C’est la première fois que Mattéo mangeait des fleurs.
Les paniers suivants ont été une révélation. Qui aurait pu imaginer qu’il y avait tant de variétés anciennes oubliées… et inconnues ? Mais il faut quand même manger, et surtout il faut donner à manger. C’est impératif !
Il a donc fait une recherche pour trouver les autres membres de la communauté, qui, sans grande surprise, étaient dans le même embarras. Forts de leurs évidents liens de solidarité et de leur non moins évidente expérience du travail collaboratif, ils ont repensé le plan de culture. Ils ont choisi de privilégier les légumes qui « passaient le mieux », mais en prenant bien soin de respecter les saisons.
Malheureusement, ils n’ont pas réussi à s’entendre. Mattéo M., fermement décidé à prendre en main son destin, celui de ses enfants, un poil capricieux, et aussi celui de la planète, décida d’aller seul aider le néo-agriculteur à matcher les besoins de ses supporteurs et co-financeurs.
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Yves P. fut tellement bouleversé par tant d’engagement et d’implication qu’il ne sut d’abord pas quoi dire. Il a donc fait une recherche pour trouver les autres microfermes participatives* du coin, qui, sans grande surprise, étaient dans le même embarras. Forts de leurs évidents liens de solidarité et de leur non moins évidente expérience du travail collaboratif, ils décidèrent de rediriger leurs clients – agroécologistes en herbe – vers une centrale d’achat, qui pourra gérer les ventes et restera la seule interface entre les ménages et les fermes.
Eux pourront alors se concentrer sur leurs systèmes de production, et rester à l’écoute de la nature nourricière et de personne d’autre.
Ni les consommateurs avec leurs caprices d’enfants, ni les scientifiques avec leurs théories obscures, ne peuvent comprendre la puissance de l’harmonie et les forces irrésistibles qui opèrent dans un système quasi-naturel comme ceux que nous mettons en place pour vous, à force d’observation, de patience et de renoncements ; pour vous, pour nous tous, pour notre bien commun.
Malheureusement, ils n’ont pas réussi à s’entendre. Yves P., fermement décidé à prendre en main son destin, celui de ses clients, un poil capricieux, et aussi celui de la planète, décida d’aller seul trouver un distributeur pour ses produits.
Il prit soin – pour compenser le léger manque-à-gagner qui s’annonçait – d’en informer l’ensemble des communautés participatives, et – pour compenser la légère augmentation de la demande qui s’annonçait – d’augmenter d’autant la productivité de sa ferme, tout en respectant scrupuleusement le cahier des charges du nouveau label « la permaculture de nos régions » établi par les experts de la maison mère de son nouveau partenaire commercial.
*il s’agit d’une microferme soutenue par une communauté de consommateurs qui ont également participé à son financement (via une campagne de financement participatif dédiée)
IV.
Les produits frais de Yves P. font bonne figure sur l’étal juste à côté de la marée de tomates bio premier prix. Heureux hasard, ce sont justement les tomates de l’exploitant qui avait accepté de lui louer un morceau de parcelle un an plus tôt. Celui-là aussi avait bien anticipé la transition écologique, en installant des serres futuristes qui combinent à merveille les équipements high-tech et la pollinisation naturelle par les bourdons.
Vous vouliez un exemple de la résilience des agriculteurs français ? Vous l’avez !
Fi de la perte d’un marché majeur, due à la fermeture des frontières ; fi de la défaillance de cette main d’œuvre de l’Est, habituellement si courageuse et si dévouée ! Il faut nourrir la France ? La France sera nourrie !
Coûte que coûte (sic).
La terre sera à son optimum ou la terre ne sera pas !
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La différence de lucrativité entre les deux fermes s’est suffisamment réduite pour éluder la confrontation sur le marché et permet même d’envisager une coopération sur quelques postes clés, très concrets comme le transport, ou moins tangibles comme l’échange de conseils en communication contre des bons plans pour des primes diverses et autres assistances financières.
Magnifique exemple d’intelligence*, de synergie et de clairvoyance !
C’est une preuve, s’il en fallait une, qu’il est possible de mêler l’économique et l’écologique, et aussi le social, puisque tout est fait dans le seul objectif de répondre – main dans la main – aux besoins des consommateurs.
*action de s’entendre, de se comprendre ; résultat de cette action
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Hélène T., 36 ans, est débordée. De légumes bio elle ne connait que ceux que lui donne l’association. Ses enfants ne seraient pas contre d’en manger plus. Mais de toute façon, elle n’a pas le temps de cuisiner tout ça dans la journée : ils sont déjà bien abîmés. Par contre, il y a vraiment beaucoup plus de ces produits industriels avec tous leurs emballages, ceux qui ne se vendent plus dans les supermarchés.
Le système est bien fait : il y a plus de monde dans la file – c’est la crise économique, due au virus – mais les paniers qu’on nous donne sont quand même plus gros. Ça fait chaud au cœur cette solidarité. Pour vous dire, on a même reçu chacun au moins 5 kg de tomates, des bio !
Ah ! Et aussi de la viande !
Elle vient du Mexique, m’a dit Mattéo, le jeune bénévole de l’association.
Reste à espérer que ça va continuer… parce que je n’ai pas été rappelée par le boulot…
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De l’autre côté de la planète, la période de malchance ne s’arrête plus. D’abord à l’usine de la plantation ; ils ne veulent plus de notre huile – on nous a dit – il faut tout fermer. Après au garage ; il faut rester chez soi, c’est dangereux, il y a le virus – on nous a dit – il faut tout fermer ! Et maintenant le magasin… Fermé ! Plus rien à manger ! Ni pain, ni riz !
… Si au moins j’avais des nouvelles de tes frères, dit le père en retenant ses larmes.
V. Fin des sarcasmes
Il n’y aura pas de transition écologique et solidaire, a.k.a. on va surement vers des problèmes bien plus graves encore que le covid-19, a.k.a. … j’ose même pas l’écrire, si :
On n’éduque pas en même temps à la pratique du respect de l’environnement et à la pratique de la cuisine. J’insiste sur les aspects « pratiques » et « en même temps » !
On ne fait pas l’effort – avec patience, attention et ouverture – de reconstruire les liens familiaux. Parents ! on s’implique plus dans l’éducation, quitte à s’impliquer moins dans son travail !
On s’isole de la société actuelle – aussi imparfaite soit-elle – dans l’idée de la combattre, en recréant finalement les schémas de compétition et de défiance ; et pire encore on ne communique pas intensément entre acteurs, surtout entre acteurs qui ont des objectifs identiques : le travail collaboratif et l’intelligence collective demande un énorme effort… et on en est tellement loin !
On refuse de se plonger dans les sciences ! Je sais, ça à l’air dur, mais on ne nourrira pas 9 milliards de gens avec du romantisme et de la bienveillance : il faut faire des maths ! Et c’est valable pour tout le monde, absolument tout le monde !
On continue de laisser à d’autres le soin d’aider les personnes en difficulté ! La solidarité c’est l’affaire de tous, des riches comme des pauvres ; les inégalités sont avant tout le résultat de nos hypocrisies et de notre mémoire trop courte (mention spéciale aux anciens pauvres…)
On reste le bec planté dans le local en laissant à d’autre le global et l’international, et vice-versa. Oui, frères des pays riches, nous devons réparer les erreurs de nos aïeux, comme nos enfants devront payer pour les nôtres.
Faire du social sans s’impliquer dans l’international, c’est écoper dur juste avant un tsunami.
Maitr Jacq est l’animateur central du projet Agropunk et le garant de la vision commune de l’ensemble des collaborateurs.
Il se définit comme un entrepreneur social humanitaire multitâche au service de la co-création de systèmes alimentaires durables.
Son hobby : pulvériser la culture du cloisonnement des métiers !